Nouveauté : "Les monnaies du lien" de J.-M. Servet

, par Ekkehart Schmidt

De Jean-Michel Servet, une ’plume’ reconnue dans le secteur de la finance sociale, vient de paraître un livre "Les monnaies du lien". Il y fait le lien entre paléomonnaies et économie solidaire. Ses propos sont toujours passionnants à lire ... et à débattre ! Lire plus sur l’auteur qui est invité par etika pour une conférence en printemps 2013 (probablement le 16 mai). Jean-Michel Servet nous a envoyé une critique de Alain Max Guénette (IMSI, HEG), paru dans L’AGEFI en octobre 2012 :

La monnaie comme élément central du lien social

La monnaie comme élément central du lien social Les économistes conçoivent classiquement les « monnaies primitives » comme un archaïsme. Alors qu’elles sont l’expression d’une institution essentielle toutes sociétés confondues.

Professeur d’études du développement à l’Institut des hautes études internationales et du développe ment à Genève, Jean-Michel Servet est économiste ou, plus précisément, socio-économiste. Dit brutalement, cela signifie que, contrairement à la plupart de ses confrères qui se sont repliés sur la discipline économique pour ne pas avoir réussi dans le domaine mathématique, il considère quant à lui sa discipline comme étant une science sociale.

Ses travaux s’inscrivent sur deux axes principaux où il s’est illustré au travers d’ouvrages et de publications diverses. Un premier axe de recherche a trait à l’histoire de la pensée économique. Fin connaisseur des œuvres d’Adam Smith et de Léon Walras par exemple, il a édité des œuvres de ces classiques, les annotant ou les commentant. Le second axe est relatif à la question de la monnaie dont il s’est fait une spécialité, tant au travers d’études historiques que d’études synchroniques. Une connaissance de l’anthropologie économique ajoute à la profondeur de ses analyses. Socio-économiste engagé, il est notamment un spécialiste et acteur reconnu du microcrédit, concevant son métier autrement qu’assis sur un fauteuil – pour reprendre les propos d’un Herbert Simon critiquant la posture facile de ses confrères économistes.

J.-M. Servet reprend un thème, celui de la monnaie, sur lequel il travaille depuis une trentaine d’années en un ouvrage qui présente deux regards sur la question. Son ouvrage reprend en effet un texte ancien dans une première partie, et ses travaux plus récents dans une seconde partie. Le premier texte enchâsse une approche « néo-évolutionniste », qui suppose que les monnaies qui ont circulé autrefois sont des préfigurations, quant à leurs fonctions, des instruments monétaires de os sociétés dites développées. Cette approche laisse ainsi à penser que les systèmes monétaires que l’ont connaît aujourd’hui sont des formes abouties d’un processus historique qui aurait commencé avec le troc. Ainsi, dans cette perspective, l’évolution jusqu’à nos temps modernes signalerait un progrès.

Le second texte adopte une perspective « essentialiste », rompant avec l’idée qu’il y aurait un progrès en économie comme le laissent à penser les œuvres économiques depuis quatre siècles. Au contraire, cette perspective essentialiste met les sociétés en parallèle sans supposer de supériorité des unes par rapport aux autres. Ces deux regards différents sont, de l’avis de l’auteur, complémentaires. L’auteur se réfère au fameux tableau d’Hans Holbein le Jeune intitulé « Les ambassadeurs », toile énigmatique qui expose deux discours impossibles à tenir simultanément.

Anamorphose. Comme le peintre en quelque sorte, le socio-économiste joue des deux façons d’interpréter l’énoncé avançant que les « monnaies primitives » sont un archaïsme : soit elles sont un état premier et imparfait de nos propres usages monétaires supposés évolués. Soit elles sont l’expression d’une institution essentielle et commune à l’ensemble des sociétés humaines, et comparable aux langues – que, soit dit en passant, personne ne songerait à classifier.
Détruisant au passage plusieurs mythes sur la monnaie – par exemple l’état primitif de troc qui n’existe, nous apprend Servet, que depuis les écrits de Smith –, ce que défend l’auteur c’est finalement l’idée essentielle que dans toute société, la monnaie est un élément central des relations sociales, qu’elle est là pour faire lien. D’où sa critique des théories libérales pour lesquelles les obligations sont passagères, sans souci de perpétuer le lien. D’ailleurs, rappelle-t-il, l’économiste autrichien Hayek faisait l’éloge d’une monnaie entièrement privée !... Contre cette vision néolibérale l’auteur s’oppose, s’inscrivant dans la tradition des remises en question de la société de laquelle l’économie se serait « désencastrée » pour renvoyer à Karl Polanyi, auteur de « La Grande transformation » (1944), dans les pas duquel Jean-Michel Servet s’inscrit depuis son précédent ouvrage, « Le Grand renversement » (2010). Dans cet ouvrage, il s’attachait à montrer que la crise de 2008 est d’abord et avant tout une crise du système néolibéral, marqué par une utilisation des ressources de l’économie réelle vers le secteur financier. Les raisons du krach financier renvoie ainsi clairement au fait que l’on a désolidarisé les aspects financiers du reste de l’économie.

Les monnaies peuvent nous éclairer pour repenser aujourd’hui l’institution monétaire et contribuer à répondre aux impasses actuelles de la domination de la finance, soutient Servet. En interrogeant la nature de la monnaie comme lien, il pose notamment la question de l’inaliénabilité de richesses communes et du partage, ainsi que celle des limites de la figure du don pour comprendre la réciprocité, terme qu’il emprunte à Polanyi pour échafauder sa propre vision, de sorte à « renverser » l’idéologie actuelle néolibérale et la remplacer par une autre idéologie proposant des dynamiques solidaires. Car l’ambition de l’ouvrage est d’offrir des outils nouveaux pour la socio-économie et de contribuer à la construction de l’économie solidaire comme une issue théorique et pratique à la crise. 

Les monnaies du lien. Jean-Michel Servet. Éditions Presses universitaires de Lyon, avril 2012 456 pages, 32.70 francs, Issn 978-2-7297-0850-4