Jusqu’à quand allons-nous payer les pots cassés de la crise financière ?

, par Ekkehart Schmidt

La crise dite de l’euro que nous connaissons aujourd’hui est une conséquence directe de l’endettement contracté lors du renflouement des banques en 2008 : près de trois ans après la chute de Lehman Brothers, avonsnous vraiment tiré toutes les conséquences de la dérégulation des marchés financiers ?

Nos dirigeants devraient écouter la colère grandissante des peuples floués dans toute l’Europe, car il existe des solutions pour remettre enfin cette finance au service de l’humain. Près de trois ans après l’explosion de cette crise, nous constatons que si les banques se portent bien, il n’en est pas de même ni pour le reste de l’économie ni pour les finances publiques de la plupart des pays industrialisés. Le documentaire Inside Job montre que si les responsables de cette gabegie n’ont non seulement jamais été inquiétés, mais se sont encore enrichis depuis, les millions de personnes qui ont perdu leur emploi et/ou leur logement sont majoritairement loin d’être tirés d’affaire.

Après avoir largement puisé dans les réserves d’argent public pour renflouer les banques défaillantes, les Etats se font mordre la main
par ces mêmes banques qui spéculent sur leur dette : des populations entières subissent à des degrés divers des plans d’austérité, payant ainsi le prix fort en termes de pouvoir d’achat, d’accès à la santé et à l’éducation pour des erreurs dont ils ne sont pas responsables. Le président de la BCE Jean-Claude Trichet a estimé que
plus du quart des richesses produites dans le monde en 2008 a été mobilisé pour renflouer les banques.

Certains argueront que la dette publique des Etats n’a pas attendu septembre 2008 pour exister : c’est exact, mais pas vrai dans tous les
cas. L’Espagne et l’Irlande qui sont aujourd’hui très menacés étaient excédentaires en 2007. Privatisation des profits et socialisation des
pertes : le refrain est connu et toujours d’actualité. Les dernières évolutions concernant le poids de la dette des Etats industrialisés
(Etats-Unis en tête, qui ont connu pour la première fois de leur histoire une dégradation de leur note par Standard & Poor’s) ne doivent pas nous y tromper : nous sommes bien arrivés
dans un nouvel état de fait, et la pression exercée sur nos économies par les marchés financiers est devenue proprement insupportable.

Un exemple caricatural est celui de l’Etat irlandais, prenant à sa charge les engagements de banques plombées par les actifs « pourris » de la crise financière, essayant de combler un puits sans fond : 50 milliards d’euros en 2010, soit près d’un tiers (!) de son PIB, pour renflouer des banques dont les pertes avaient été auparavant dissimulées.

Revoir la légitimité de la dette

Nous serions d’ailleurs très inspirés d’étudier les mécanismes de défense mis en place par les pays qui ont également subi de plein fouet un endettement public massif, endettement qui a longtemps grevé leur développement. Ces pays ont lutté avec des outils qui sont tout à fait transposables chez nous. Comme l’Equateur et le Brésil, nous pourrions d’abord effectuer un audit de la dette publique de chaque pays en différenciant les postes qui ont effectivement
répondu aux besoins de la population de ceux qui ont servi exclusivement les intérêts privés (qu’ils soient créanciers ou bénéficiaires de prêts). Il s’agit de différencier pour chaque pays la part de la dette légitime de celle de la dette odieuse. La dette odieuse est une jurisprudence avancée par certains auteurs en matière de droit international relative à une dette contractée par un régime, qui sert à financer des actions contre l‘intérêt des citoyens de l‘État et dont les créanciers ont connaissance. Elle répond à trois critères : la dette est contractée par un régime à l‘insu de sa population ou sans l‘assentiment de celle-ci, les prêts sont gaspillés dans des activités contre l‘intérêt des citoyens et les prêteurs sont au courant de
la situation. Les parlementaires grecs étaientils par exemple bien informés du montant de 1,2 milliard d’euro dépensé juste pour la sécurité lors des Jeux d’Athènes en 2004 ?

Une fois cet audit effectué, il convient de revoir également comment la dette publique est évaluée par les fameuses agences de notation, qui
ont une part énorme de responsabilité dans la crise que nous connaissons. Nous savons déjà que ces agences sont soumises à des conflits d’intérêts majeurs lorsque qu’elles sont rémunérées
par les émetteurs des titres qu’elles sont censées évaluer. Leurs évaluations des dettes souveraines sont également sujettes à discussion car leurs méthodes de calculs sont loin d’être transparentes et les agences refusent de justifier leurs décisions, qui peuvent se révéler dramatique pour l’économie d’un pays. Là encore il est temps de mettre en place un pôle public pour évaluer les dettes souveraines. Enfin, il revient à une population la décision souveraine de refuser de payer une dette illégitime comme l’a fait le peuple islandais, quitte à voter - passant outre les décisions et recommandations de son propre parlement - à deux reprises contre le remboursement de cette dette.

Cette décision n’est pas sans conséquence
et le peuple islandais n’a pas cédé devant les
menaces : blocus des exportations islandaises,
notamment les produits de la pêche, arrêt de
l’aide financière du FMI, etc…

Au-delà de la question de la dette, remettre la finance dérégulée au pas

Etika se joint aux voix qui réclament une nouvelle distribution des cartes en Europe. Outre la réforme des agences de notations, d’autres
réformes doivent être mises en place d’urgence, car les tentatives existantes sont bien insuffisantes.

Les Etats-Unis ont bien voté les lois Dodd-Franck en juillet 2010, lois censées mettre un terme au fameux too big to fail, c’est-à-dire remodeler le paysage bancaire américain pour que le contribuable ne soit plus amené à payer les pots cassés de banques dont la faillite mettrait l’économie du pays en faillite. Las, ces lois sont loin d’arriver à la cheville du Glass-Steagall Act que Roosevelt avait mis en place en 1933 pour séparer les activités des banques d’affaires de celles de dépôts. Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz ne s’y est pas
trompé en évoquant une loi qui n’allait pas assez loin en laissant suffisamment de failles pour que les institutions financières puissent
contourner ces garde-barrières. En Europe, la situation n’est pas plus brillante, si l’on excepte la très notable volte-face de la Commission qui
a soutenu le principe d’une taxe sur les transactions financières en juin dernier devant le Parlement Européen, accompagnée d’une
proposition législative prévue pour le courant d’octobre. Il faut également revoir la question de la création monétaire dans la zone euro et du refinancement des pays les plus touchés. La situation actuelle, déjà intenable pour la Grèce (dont la totalité de la dette ne pèse que 3,7 % du PIB européen), peut rapidement empirer si des pays autrement plus significatifs comme l’Italie ou l’Espagne sont attaqués sur leur dette. Il serait également temps de revoir les statuts de la Banque Centrale Européenne qui n’est pas tenue de mener une politique favorable à la création d’emplois, contrairement à
son équivalent américain la Federal Reserve qui doit prendre ce critère en compte.

Enfin, nous pouvons parier que les Etats ayant massivement besoin de recettes seront beaucoup moins complaisants vis-à-vis de l’évasion
fiscale qu’ils ne l’ont été par le passé, notamment vis-à-vis de la fuite des profits de transnationales vers les paradis fiscaux : l’administration
Obama acceptera-t-elle par exemple longtemps que Google, de loin l’une des entreprises américaines les plus rentables, n’ait payé
que 2,4% d’impôts sur les profits réalisés hors Etats-Unis en 2009, contre 35 % pour une entreprise basée au Etats-Unis ?
Tout comme la population argentine en 2001, les populations grecques, portugaises, espagnoles, irlandaises et islandaises ne veulent plus être les victimes expiatoires des marchés financiers : nos dirigeants seraient bien inspirer d’écouter cette colère qui gronde, au lieu d’appliquer des plans de rigueur qui ne feront qu’étouffer nos économies déjà chancelantes.

Une autre finance est non seulement possible, mais également indispensable.

Cet article de Jean-Sébastien Zippert est paru dans le Letzebuerger Land du 9 sept. 2011.

Sources  :
Le piège de la dette publique. Comment s’en sortir, Jacques Cossart, Evelyne Dourille-Feer (coord.) / Attac, Ed. Les liens qui libèrent, mai
2011, page 70 / Site du comité pour l’annulation de la dette du tiers monde : www.cadtm.org

Photo de couverture :

Les banques reçoivent des millions, pendant que les familles doivent enlever le pantalon : la banderolle de ces manifestants autrichiens
résume bien la pensée des populations victimes des plans d’austérité
(photo par Kellerabteil, licence Creative Commons).

Des films pour comprendre la crise

Inside job, réalisation : Charles Ferguson, durée 2h00, disponible en DVD et Blu-Ray

L’oscar du meilleur documentaire de cette année est consacré à l’implosion de la planète financière qui a entrainé - entre autres - la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008. A la manière d’une enquête policière, Inside job dresse un réquisitoire implacable sur les coupables-responsables politiques et financiers, institutions financières et agences de notation entre autres- à l’origine de la plus grande fraude de l’histoire des marchés financiers.

Debtocracy, réalisation : Katerina Kitidi et Aris Hatzistefanou, durée 1h15, visible sur www.debtocracy.org avec sous-titres en
français, allemand et anglais

Ce documentaire a été présenté par l’ASTM en juillet : il a connu un vif succès en Grèce. Debtocracy développe longuement la question
de la légitimité de la dette grecque, et démonte systématiquement les arguments dominants qui font porter la responsabilité de cette dette
à la population. Il faut savoir que le projet a été intégralement financé par des dons.

Mémoire d’un saccage, réalisateur : Fernando E. Solanas, Durée
 : 2h00, disponible en DVD et consultable sur Dailymotion

Ce documentaire produit en 2003 revient sur la crise qui mit l’Argentine en faillite en décembre 2001. Rappelons que l’Argentine était considérée alors comme le pays le plus évolué de l’Amérique Latine. Il démonte point par point les mécanismes (dette publique, corruption, privatisation) qui ont amené un pays modèle selon les normes du FMI à la faillite. Il est très intéressant de revoir ce documentaire à la lumière des évènements d’aujourd’hui, pour se
rendre compte que ce sont toujours les mêmes causes qui produisent les mêmes effets.