David VALLAT (Centre Walras/ARASSH - Université Lyon 2 / CNRS)
Résumé
Les expériences de micro-crédit qui consiste à financer la création de petites entreprises par des personnes en situation précaire s’inspirent de projets lancés dans des pays en développement. Or la problématique sous-jacente au micro-crédit (aide à la création d’activité, lutte contre l’usure) se trouve chez les promoteurs du crédit populaire en France au XIXe siècle.
Introduction
La première vague d’industrialisation remet en cause les formes traditionnelles de solidarité basées notamment sur les communautés familiale et villageoise [1]. Simultanément elle favorise la constitution d’une nouvelle classe sociale, la classe ouvrière, et par là même l’émergence d’une solidarité de classe (qui se manifeste à travers des organisations professionnelles de solidarité, confraternité, corporation, etc.). Cette solidarité de classe se nourrit d’une forte intégration par le travail.
La Révolution industrielle s’accompagne d’un paupérisme de masse. Cette “ nouvelle pauvreté ” diffère de celle de pays “ en retard ” où la pauvreté est intégrée par des réseaux primaires de sociabilité (famille, religion, communauté). Cette situation est inédite à l’époque car aucune structure n’est prévue pour intégrer cette pauvreté dont on a conscience qu’elle menace l’ordre social. La misère va faire l’objet d’une stigmatisation sous forme de dégradation ou de danger (on parle de “ classes dangereuses ”) [2]. Le paupérisme sanctionne l’optimisme du XVIIIe siècle et cristallise la question sociale. Il s’agit donc de trouver le moyen de favoriser l’accès au travail des pauvres sans pour autant remettre en question les principes de l’Etat libéral.
Une solution possible est le crédit. Au fil de l’histoire le crédit et la pauvreté ont longtemps cheminé de paire [3]. Tout au long de l’Ancien Régime la plupart des groupes sociaux modestes, et notamment la paysannerie, ne peuvent vivre qu’à crédit puisque face à des dépenses régulières ne peuvent être opposées que des rentrées d’argent contingentes dépendant de l’emploi trouvé ou de l’état de la récolte. La pauvreté engendre fréquemment le recours à l’usurier car aucun banquier ne consent à faire crédit aux miséreux. Une créance est remboursée par un emprunt et en dernier ressort les reconnaissances de dette s’accumulent chez l’usurier. Pour lutter contre la pauvreté il suffirait donc de faciliter l’accès au crédit de manière à ce que les pauvres se créent leur propre emploi. Cette problématique du crédit au pauvre surgit périodiquement quand l’Etat juge ne pouvoir faire face seul à l’élargissement de la pauvreté. A 138 ans d’écart le crédit est présenté comme un moyen de lutter contre la pauvreté. Ainsi l’Académie des sciences morales et politiques propose en 1859 le sujet de prix suivant :
“ Les institutions de crédit. Des moyens de crédit dans leurs rapports avec le travail et le bien-être des classes peu aisées. Retracer et faire connaître l’histoire des institutions destinées à faciliter l’application de ces moyens de crédit, notamment des mont-de-piété, des banques d’Ecosse, et des banques d’avances de Prusse (Vorschüssbanken) ” [4].
Plus récemment est organisé du 2 au 4 février 1997, sous l’égide de la Banque mondiale, le premier sommet mondial du micro-crédit. Le préambule du plan d’action commence ainsi :
“ We have assembled to launch a global movement to reach 100 million of the world’s poorest families, especially the women of those families, with credit for self-employment and other financial and business services, by the year 2005 ”.
Le mouvement coopératif connaît en France un fort développement entre la révolution de février 1848 et la reprise en main du “ parti de l’ordre ” débouchant sur le coup d’Etat de 1851. Après 1860 les coopératives entrent dans une phase de renouveau avec la libéralisation de l’Empire [5]. C’est dans ce contexte que s’inscrivent successivement les initiatives de Pierre-Joseph PROUDHON, Jean-Pierre BELUZE et Léon WALRAS, qui sont trois illustrations d’organisation de crédit au service de l’émancipation de la classe ouvrière.
La répression qui frappe les ouvriers après la Commune donne un coup de frein aux organisations coopératives et donc au crédit populaire. De plus, alors qu’elle est le berceau de la coopération de crédit et une source potentielle d’inspiration, il est de bon ton de ne pas parler de l’Allemagne après la débâcle de 1870. Ces éléments expliquent sans doute que l’organisation d’un crédit populaire mette du temps à prendre forme dans le dernier quart de siècle. Ce n’est que tard dans le siècle qu’un ensemble d’expériences (où les initiatives ouvrières sont minoritaires) va voir le jour. Ces dernières constituent le fondement de trois établissements financiers appartenant toujours au secteur coopératif et mutualiste : le Crédit agricole, le Crédit mutuel et la Banque populaire.
1. Le crédit aux ouvriers : des expériences malheureuses
L’émancipation de la classe ouvrière passe, pour un grand nombre, y compris des membres de l’opposition libérale, par la constitution de coopératives ouvrières de production. Ces institutions ont l’immense avantage de canaliser l’associationnisme ouvrier au sein de réalisations en conformité avec la doctrine libérale. Les ouvriers poursuivent, par eux-même un objectif d’amélioration de leur existence tout en se pliant aux “ lois du marché ” et de la concurrence. De plus s’autogérant les ouvriers ne représentent pas une charge pour l’Etat. Ainsi l’on comprend la bienveillance de nombreux libéraux pour ces institutions qui déplacent la question fondamentale depuis 1848 du droit au travail [6] en la donnant à résoudre par les ouvriers eux-même : mieux vaut favoriser les coopératives de production plutôt que risquer un retour des ateliers nationaux.
PROUDHON cherche avec le mutualisme une voie médiane entre le capitalisme et le socialisme. Il a longuement réfléchi à la question du crédit mutuel et populaire [7]. Il imagine une banque d’échange reposant sur le crédit mutuel et gratuit et organisant la circulation des richesses sans numéraire. Un organisme de ce type vise à lutter, non seulement, contre le parasitisme des intermédiaires dans la vente, mais aussi contre le prélèvement arbitraire de l’intérêt justifié seulement par la propriété du capital [8]. La fondation le 31 janvier 1849 [9] de la “ Banque du peuple, P.J. Proudhon et Cie ” intervient comme la mise en application sur une base mutualiste d’un projet présenté devant la représentation nationale et rejeté. Cette banque, constituée sans capital et n’ayant pas de but lucratif, cherche à organiser entre les producteurs le crédit mutuel et l’échange réciproque des produits. La Banque du peuple se pose comme intermédiaire entre producteurs et consommateurs et pour ce faire elle est adossée à deux syndicats, l’un de producteurs, l’autre de consommateurs. Ni prêt de capitaux, ni paiement d’intérêt, seuls circulent des bons d’échange garantis par les produits déposés. Chaque adhérent, personne physique ou association obtient une créance dont la valeur équivaut au produit de son travail et s’engage à accepter des bons en paiement de sa marchandise, on retrouve ainsi l’expérience owennienne du Marché national et équitable du travail (National and Equitable Labour Exchange) [10]. Deux jours après son ouverture la banque rassemble 862 adhérents. Six semaines après ils sont 20 000 dont des correspondants à Lyon, Marseille et Lille.
Pourtant l’activité n’est pas suffisante pour assurer le fonctionnement de l’établissement et PROUDHON ne consacre que peu de temps à la banque. En procès suite à des critiques, publiées dans Le Peuple, à l’égard du Prince-Président, il est condamné pour insulte au Président de la République le 28 mars 1849 à trois années d’emprisonnement et écroué le 5 juin. Entre-temps la Banque du peuple est liquidée (le 12 juin).
Jean-Pierre BELUZE, ouvrier menuisier et gendre du communautarien Etienne CABET, fonde en 1863 [11] la “ Société de crédit au travail ” qui se propose de rassembler les capitaux sympathiques aux associations ouvrières. Cette société est tout à la fois, caisse d’épargne pour le travailleur, société de crédit mutuel entre membres et banque de crédit et d’escompte. Son objet est de “ réunir les épargnes des travailleurs pour les prêter à d’autres travailleurs qui les fassent fructifier par le travail, l’économie et la prévoyance ” [12].
Cinq ans plus tard la société groupe deux mille membres et continue à diffuser les idées de SCHULZE-DELITZSCH. Cette initiative bénéficie du soutien de la presse libérale et de personnalités des courants d’opposition. La société en commandite sans action de BELUZE fait des émules. On compte en quelques mois une vingtaine de société sur ce modèle à Paris. Des institutions de crédit ont ouvert leurs portes à Lyon, Lille et Saint-Etienne en empruntant son nom à l’établissement parisien (Crédit au travail). A l’exception de Lyon ces établissements ont d’ailleurs pris la même forme juridique que celui de BELUZE : la société de commandite sans action. Il est vrai que ce statut caractérisé par une responsabilité solidaire et illimitée de certains membres est plus conforme à l’esprit coopératif que celui d’une société à responsabilité limitée (cas de l’établissement de Lyon). Des avances trop nombreuses et imprudentes conduisent la Société de crédit au travail à la faillite en novembre 1868.
WALRAS a envisagé un moment la création d’une banque du travail (la Banque du Travail Lacour et Cie ) alliant les principes de crédit populaire et de coopérative de consommation. Le projet initial vise à mettre en relation clients et fournisseurs. Ces derniers bénéficiant d’une clientèle assurée consentent un rabais sur les ventes. Le rabais ne profite pas directement au consommateur. Il est versé à son compte dans la banque. “ La ristourne fait naître l’association de crédit ” [13]. Finalement WALRAS participe à la création, en janvier 1865, de la Caisse d’escompte des associations populaires dont l’objet consiste selon l’article 4 alinéa 1 des statuts de l’établissement :
“ A faire des avances aux sociétés et groupes dits Association de crédit, de production et de consommation, et constitués sur les bases de la garantie mutuelle ou de la responsabilité solidaire, et à escompter les valeurs créées ou endossées par eux ” [14].
Un but moins avouable de la Caisse d’escompte pourrait être la mise en place d’une organisation libérale alternative à la Société de crédit au travail de BELUZE jugée (à raison) “ socialiste ” [15]. Le modèle BELUZE, fortement inspiré des banques populaires de SCHULZE-DELITZSCH est une banque d’ouvriers pour les ouvriers (tout comme d’ailleurs la banque de PROUDHON). Ce qui n’est pas le cas de la Caisse d’escompte des associations populaires à laquelle WALRAS participe qui bien qu’elle vise à soutenir les coopératives ouvrières, est constituée à partir d’un capital rassemblé par des financiers prestigieux [16] et dirigée par des notables [17].
Les opérations de la Caisse d’escompte ne débutent qu’en avril 1865 sous la présidence de Léon SAY. WALRAS est administrateur délégué pour la direction. Rapidement l’activité d’escompte s’avère insuffisante. Les organisations ouvrières ont besoin d’avances à long terme, ce que, finalement consent la Caisse. Elle appuie plusieurs associations ouvrières [18] dont la célèbre Société des bijoutiers en doré [19]. La Caisse d’escompte est mise en difficulté, dès 1866, par la multiplication des avances à long terme. Elle suspend ses opérations le 22 novembre 1868. Ces trois établissements financiers ont été pour partie victime de leur succès. Les besoins de financement des organisations coopératives vont croissant à mesure que de nouvelles associations se créent. Les banques traditionnelles se méfient de ces initiatives. Ainsi les ouvriers se tournent vers des organismes de crédit populaire issus eux-mêmes de cette ferveur associative. Les dirigeants de ces organismes n’ont pas l’expérience d’un métier dont ils tendent eux-mêmes à définir les contours. Quoi de commun entre la “ haute banque ” des ROTHSCHILD ou LAFFITE, ou même les petites banques de proximité, et une banque pour ouvriers ? Léon WALRAS en faisant le constat de l’échec de la Caisse d’escompte résume la faiblesse des banques pour ouvriers :
“ Le mal a été, à la Caisse d’escompte, qu’assis en face de gens qui me demandaient du crédit, je me disais : cette affaire peut réussir, je vais la faire. Un vrai banquier se serait dit : cette affaire peut ne pas réussir, je ne la fais pas ” [20].
Nulle malversation ne put être imputée aux dirigeants de ces organismes même si la preuve de leur bonne foi dut parfois être établie avec force argumentation [21].
2. Renaissance du crédit populaire en France
L’idée d’un crédit accessible à tous reste présente d’autant que les banques accompagnant le développement économique investissent moins localement que dans les grandes industries [22] et surtout le commerce international et les colonies [23]. Ce n’est pas le mouvement ouvrier, durement marqué par les événements de 1871 qui organise le renouveau du crédit populaire mais un religieux, le révérend père Ludovic de BESSE (1831-1910) [24]. Ce capucin fonde en 1878 la Banque populaire d’Anger, puis en 1882 le Crédit mutuel et populaire auquel peu après se rattacheront quatorze banques populaires.
Catholique et libéral, Ludovic de BESSE emprunte l’idée d’un crédit populaire urbain à Schulze-Delitzsch [25] sans pour autant complètement délaisser le caractère confessionnel propre aux caisses RAIFFEISEN [26].
D’autres banques populaires apparaissent en ordre dispersé dans les années 1880 [27]. Un début de coordination entre les différents courants du crédit populaire voit le jour en 1889, à Marseille, lors du premier congrès annuel du Centre fédératif du crédit populaire constitué par Eugène ROSTAND. Le père Ludovic de BESSE s’associe avec Eugène ROSTAND, à l’origine de la Banque populaire de Marseille et Charles REYNERI, fondateur de nombreuses caisses de crédit agricole et banques populaires (d’abord à Menton en 1883 puis à Bordeaux, Toulouse, etc.). Le congrès permet de réunir les deux principaux courants du crédit populaire, le courant religieux de Ludovic de BESSE et celui libéral [28] de Charles REYNERI. Eugène ROSTAND devient président du Centre fédératif du crédit populaire, institution qui rassemble les différents courants et qui se dote d’un bulletin d’information (le Bulletin du Crédit Populaire) afin de répandre les idées du mouvement. Les débats idéologiques qui ont cours au sein du Centre fédératif entre les tendances libérale et catholique freinent la mise en place d’une Banque centrale des banques populaires d’autant qu’aux oppositions idéologiques se greffent des différences de préoccupations entre les représentant des banques populaires et ceux des caisses agricoles, ces derniers étant majoritaires. En 1897, il n’existe que vingt-trois associations urbaines de crédit [29]. Celles-ci souffrent de la concurrence de la multiplication des agences des grandes banques (Crédit lyonnais, Société générale, Société générale de crédit industriel et commercial — CIC), et privé d’un statut légal, le crédit populaire ne peut obtenir des appuis financiers suffisants auprès de la Banque de France. L’intervention de l’Etat permet l’institutionnalisation du mouvement des banques populaires et son expansion. Une loi du 24 octobre 1919 portant sur l’ouverture d’un crédit de cent millions de francs pour l’aide aux artisans et commerçants démobilisés témoigne de l’engagement [30] de l’Etat auprès des banques populaires. Le temps est à la reconstruction. Afin de gérer de manière centralisée le crédit de l’Etat une Union syndicale des banques populaires est créée en 1919 autour de trente banques populaires adhérentes. Elle préfigure la naissance de la Caisse centrale des banques populaires (20 juin 1921).
3. Le crédit agricole
La France du XIXe siècle, pays d’agriculteurs, connaît une inadaptation structurelle des circuits de financement vers l’agriculture [31]. Le Crédit foncier créé en 1852 ne rend que peu de services. Le cadastre n’est pas suffisamment bien géré pour donner aux paysans des titres de propriété solides. De plus, cette institution a pour objet de consentir des prêts à long terme pour acheter des terres. Or le rendement de la terre est fréquemment inférieur à celui de l’intérêt. De là à dire comme Charles GIDE, en parlant du Crédit foncier, que “ le crédit soutient le propriétaire comme la corde soutien le pendu ” [32], il n’y a qu’un pas. De plus le Crédit foncier ne peut aider que les propriétaires, ce qui n’est pas le cas de tous les fermiers. Enfin la préoccupation la plus courante des agriculteurs est le financement de leur fonds de roulement et non l’achat de terres. Plus adapté au deuxième cas qu’au premier, la place de cette institution semble, au mieux, secondaire : “ En somme, ce qu’on appelle “ le Crédit foncier ” n’est qu’en marge du crédit ” [33].
Cette faiblesse de financement de l’agriculture explique la création en 1861, sous l’impulsion de NAPOLEON III, d’une Société de crédit agricole. Celle-ci fait long feu, spéculant à l’excès elle disparaît en 1876. Afin de lutter contre l’usure il ne reste plus qu’à se tourner vers les exemples d’outre-Rhin. Bien que l’influence raiffeisenniene soit commune, vont s’opposer un crédit agricole financé par la droite catholique (qui oeuvre dans la pure tradition du catholicisme social, tradition confirmée et amplifiée par l’encyclique papale de 1891 Rerum Novarum) et un crédit agricole de gauche soutenu par l’Etat. Jules MELINE [34] et les républicains promeuvent un modèle de type Raiffeisen par la loi du 5 novembre 1894 qui fixe un statut de faveur aux futures sociétés de crédit agricole : exemption fiscale, formalités administratives réduites. La syndicalisation exigée des sociétaires établit un lien supplémentaire entre eux [35], allant dans le sens de la responsabilité partagée qui caractérise les coopératives de crédit (dont le principe de fonctionnement est “ un homme, une voix ”). Par ailleurs, le recours au syndicalisme permet de s’appuyer sur des réseaux existants et donc de faciliter la croissance du mouvement.
Cependant, sans la philanthropie du catholicisme social les “ caisses républicaines ” connaissent un développement lent [36]. Les caisses catholiques bénéficient de la confiance et des placements des notables [37]. Ceux-ci se méfient d’ailleurs des organisations coopératives. MELINE se résout à une intervention financière de l’Etat afin d’impulser une dynamique de croissance. La Banque de France, alors indépendante, ne peut renouveler son privilège d’émission, qu’à la condition de verser une avance de 40 millions de francs-or et d’affecter le paiement sa redevance annuelle (tous deux initialement dus à l’Etat) au financement des établissements de crédit agricole. Si l’Etat, par cette intervention peut exercer un droit de regard, il limite volontairement son activité à une fonction de tutelle, ne remettant pas en cause le caractère mutualiste de ces établissements. Afin de tenir compte des spécificités locales de chaque établissement et plutôt qu’une caisse centrale rappelant trop la Société de crédit agricole impériale, l’Etat fait voter le statut des caisses régionales en 1899. Celles-ci se posent comme des intermédiaires entre le ministère de l’Agriculture et les caisses locales. Critiqués pour son fonctionnement trop lourd, l’Etat confie à un organe administratif créé par la loi du 5 août 1920 la gestion de l’ensemble des caisses : la Caisse nationale du crédit agricole. Les valeurs spécifiques de cet établissement perdurent : organisation par le “ bas ”, entraide et coopération.
A l’opposé du crédit agricole “ officiel ” ou “ d’état ” on trouve plusieurs initiatives originales, de loin les plus nombreuses (au départ tout du moins). En 1885 naissait à Poligny (Jura) la Banque de crédit agricole, émanation du syndicalisme agricole de droite. Louis MILCENT propage ce modèle et on compte rapidement (en 1898) plus de trois cents caisses du type Poligny. Apparaît en 1882 à Wantzenau (Alsace), sur un modèle raiffeisenien, une caisse de crédit populaire. A la fin de la même année on en compte une quinzaine. Ce courant strictement raiffeisenien se détache rapidement du Centre fédératif du crédit populaire des libéraux REYNERI-ROSTAND. Le refus de l’intervention de l’Etat, de même qu’un fort engagement religieux caractérise les caisses qui portent le nom de l’avocat lyonnais Louis DURAND (1859-1916). Les spécificités des “ caisses DURAND ” sont les suivantes. Leurs membres ne sont pas forcément syndiqués comme c’est le cas pour les “ caisses d’Etat ” ; elles refusent d’utiliser les avances de l’Etat, ne souhaitant pas subir son contrôle ; le crédit est obtenu que pour un usage déclaré et avalisé [38] ; la signature d’une caution est exigée ; un caractère religieux est prédominant ; enfin la responsabilité est illimitée, ce qui, les opposant aux “ caisses d’Etat ” [39], fait dire à GIDE qu’elles seules “ mettent en pratique le principe de solidarité ” [40]. Ces sociétés empruntent au modèle RAIFFEISEN la circonscription de leur champ d’action à l’échelle du village afin que tous les membres se connaissent.
Durand adhère d’autant plus facilement au modèle raiffeisenien que son hostilité à l’Etat républicain le pousse vers le principe de la mutualisation. Ce qui séduit ce juriste catholique est la réduction au minimum de la rémunération de l’argent. Dans la lignée de l’encyclique du Pape Léon XIII, Rerum Novarum, sur la condition des ouvriers (1891) il rédige un manuel sur les caisses rurales qu’il publie en 1893. DURAND se conforme donc à la volonté du pape “ d’arracher [les travailleurs] à la misère et de leur procurer un sort meilleur ” [41]. Un grand nombre de caisses rurales naissent à l’instigation d’ecclésiastiques (surtout dans la région pyrénéenne, dans l’Indre et les Landes) qui s’inspirent du livre de DURAND. En juillet 1893, celui-ci fonde l’Union des caisses rurales et ouvrières françaises. Près de cinq cents caisses s’y affilient. Les caisses agricoles qui ne souhaitent pas subir la tutelle de l’Etat se maintiennent à l’écart. Elles se situent essentiellement en Alsace et en Bretagne. Emanation de l’Union des caisses rurales, le Crédit mutuel gardera longtemps cette identité catholique [42].
Conclusion
Le passé composite du crédit populaire a abouti à la richesse actuelle du secteur mutualiste et coopératif [43]. Le crédit populaire urbain a donné lieu à la constitution du groupe des banques populaires. Héritiers des multiples crédits agricoles, coexistent toujours le Crédit mutuel et le Crédit agricole mutuel “ officiel ”. Ce dernier est d’ailleurs plus un dispositif de distribution du crédit à l’agriculture qu’une coopérative d’épargnants emprunteurs. Sur un modèle analogue, mais, cette fois afin d’organiser ses avances financières aux coopératives non agricoles, l’Etat met en place en 1938 un organisme entre le ministère du Travail et les coopératives de production et de consommation : la Caisse centrale du crédit coopératif [44].
Une des spécificités du crédit populaire en France est la forte implication de l’Etat dans son développement. Ainsi les banques populaires, alors qu’elles stagnent auparavant, connaissent une forte croissance dès que l’Etat les emploie comme relais des prêts aux artisans et commerçants pour la reconstruction en 1919. De même, le crédit agricole “ officiel ”, basé non pas sur une solidarité de type religieux mais syndical, ne connaît une croissance significative qu’après une implication financière de l’Etat. En ce qui concerne les banques populaires la raison de leur relative stagnation initiale est sans doute à attribuer aux séquelles de la répression des mouvements ouvriers suite à la Commune. Le coup d’arrêt porté aux initiatives ouvrières ne peut être amoindri que par une intervention de l’Etat. Il faut noter cependant que le crédit populaire après 1871 a perdu de sa substance au sens où les ouvriers n’en sont plus les bénéficiaires principaux. Cette tendance se confirme rapidement et prend de l’ampleur au XXe siècle [45].
Pourtant il semble qu’à la fin du XXe siècle, le crédit soit à nouveau pensé comme levier pour sortir les personnes en situation de précarité de leur condition [46].
Ainsi Le Bureau International du Travail a lancé, en 1998, un programme de recherche sur le micro-crédit intitulé “ La micro-finance dans les pays industrialisés - la création d’entreprise par les chômeurs ”.Ce programme consiste à déterminer si le crédit peut, dans les pays industrialisés, être utilisé comme un outil de développement à l’instar des initiatives de “ crédit aux pauvres ” mis en œuvre par les émules de Muhammad YUNUS promoteur de la Grameen Bank [47]. Assez curieusement, le financement de la création d’activité par les chômeurs est pensé beaucoup plus sur le modèle des expériences de micro-crédit du type de la Grameen Bank, qu’en référence aux initiatives de crédit populaire du siècle dernier.
David VALLAT