Une campagne qui induit les citoyens en erreur

, par Ekkehart Schmidt

Lancement d’une campagne nationale de marketing sur la finance durable

















Luxembourg, le 21 mars 2023 – Dernièrement, la Fondation ABBL pour l’éducation financière, la Commission de Surveillance du Secteur Financier (CSSF), l’Association Luxembourgeoise des Fonds d’Investissement (ALFI) et le Ministère de la Protection des consommateurs ont lancé une campagne de « sensibilisation » nationale sur la finance durable. Nous, une coalition de six organisations de la société civile (ASTM, Cercle de coopération des ONGD, etika, Greenpeace, Justice et Paix, SOS Faim), sommes critiques à l’égard de cette campagne : au lieu d’informer la population sur les pièges et les limites des produits financiers prétendument durables, elle les promeut de manière non critique. Elle propose des investissements prétendument durables non seulement comme contribution à la lutte contre la crise climatique, mais également comme contribution à la protection des droits humains. La campagne suscite ainsi de fausses attentes et induit les citoyens en erreur.

Les organisations de la société civile remettent notamment en question le fait que cette approche ne garantit aucunement un vrai engagement pour une finance au service d’une économie durable d’autant plus qu’elle n’est pas cohérente avec les positions que certains acteurs de cette campagne ont prises récemment.

Les « efforts pédagogiques » de cette campagne visent entre autres à « mobiliser une partie de l’épargne privée » et à « passer à l’action et discuter avec un conseiller financier avisé sur leurs préférences d’investissement ».

En tant que société en situation d’urgence climatique et confrontée à des violations des droits humains dans le cadre des activités économiques, nous devons adopter un modèle économique durable et équitable. Pour que les organisations et industries puissent entreprendre avec succès cette tâche systémique, elles ont besoin de beaucoup de capitaux. Réorienter l’argent afin de contribuer ainsi à l’innovation, à la création d’emplois et à la transition vers une économie durable est donc une priorité absolue.

Pourtant, les produits financiers “ESG”, “verts” ou “durables” peuvent-ils vraiment réorienter les flux financiers pour qu’ils aient un effet positif sur l’environnement et la société ? En l’absence d’exigences contraignantes suffisantes concernant l’impact des investissements dites durables sur l’économie réelle, il existe un risque élevé de Green- resp. Socialwashing, c’est-à-dire prétendre que les investissements ont des conséquences bénéfiques pour le climat et la société, alors que ce n’est pas le cas.

Pour les droits humains – J’investis ?

Il est étonnant que l’ALFI s’engage pour cette campagne alors qu’elle s’est surtout « investie » ces derniers mois pour demander une exclusion absolue des fonds de la directive européenne sur le devoir de vigilance en matière de droits humains, environnement et climat. En suivant des arguments court-termistes de certains lobbys financiers, le Luxembourg risque de rater l’opportunité de positionner la place financière comme « un first mover » en matière de finance durable et d’être à la hauteur de la responsabilité qui devrait être celle d’un membre du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies.

L’ABBL fait également partie des acteurs qui portent cette campagne. Or, il faut noter qu’aucune banque membre de l’ABBL n’a signé le Pacte national entreprises et droits humains afin de mettre en œuvre les Principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains.

Pour prendre soin de la planète – J’investis ?

Les promoteurs de la campagne d’information donnent l’impression que l’investissement durable se fait tout simplement en achetant des parts de fonds d’investissement labellisés “ESG” ou des obligations vertes, sociales ou durables. Cette présentation est une simple stratégie de marketing pour attirer les investisseurs et doit de ce fait être qualifiée de sérieusement déconnectée de la réalité.

Il devient de plus en plus évident et inquiétant que les instruments légaux du plan d’action européen pour la finance durable, en particulier le règlement sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (SFDR) et la taxonomie, ne sont pas à la hauteur de leurs ambitions. Depuis son entrée en vigueur en mars 2021, le règlement SFDR a principalement conduit à la reclassification et à l’auto-certification des fonds conventionnels en "vert clair"(Article 8) ou "vert foncé" (Article 9) par de nombreux acteurs du marché. De plus en plus souvent, des cas de Greenwashing financier se retrouvent devant les tribunaux. Sans oublier une taxonomie européenne qui classe les centrales à gaz fossiles et nucléaires parmi les technologies durables.

Des recherches indépendantes ont mis en évidence l’exposition de fonds dits "durables" à des activités non durables. Selon une enquête publiée en novembre 2022 par un consortium de médias européens (voir en bas), les gestionnaires d’actifs européens continuent d’investir des fonds qualifiés de durables dans des entreprises polluantes utilisant des combustibles fossiles.

Une enquête mystère menée auprès de six banques luxembourgeoises a conclu qu’aucun des produits d’investissement recommandés par les banques ne répondait aux exigences minimales en matière de durabilité, en particulier en ce qui concerne la compatibilité avec l’accord de Paris. Certains produits ont été présentés comme ayant un impact positif sur l’environnement, alors qu’ils sont loin d’avoir fait leurs preuves. Dans l’ensemble, les produits proposés manquaient de transparence en ce qui concerne la conception concrète des approches de durabilité (notamment l’approche d’investissement et la formulation d’objectifs), les critères de durabilité (entre autres l’exclusion des sources d’énergie fossiles et d’autres activités critiques) ainsi que l’évaluation des risques de durabilité pour l’ensemble du portefeuille (par exemple l’empreinte carbone, la trajectoire de température, l’exposition aux risques financiers liés au changement climatique).

À la lumière de l’écoblanchiment en cours dans le secteur financier, l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) a appelé les régulateurs nationaux à mener des audits pour prévenir ces pratiques. On peut donc se demander si cette campagne de marketing nationale est pertinente à ce stade d’autant plus qu’elle est menée par un consortium d’acteurs qui ne sont pas désintéressés par les résultats. Il est par ailleurs étonnant de trouver aux côtés des associations représentant des intérêts privés, la CSSF et le Ministère de la protection des consommateurs dont la participation dans cette campagne constitue un conflit d’intérêts avec leur mission publique.

Les organisations de la société civile appellent donc les acteurs à revoir cette campagne à la lumière des faits susmentionnés, et à s’investir pour une véritable transition vers une économie, y inclus un secteur financier durable, dans le respect des Principes directeurs des Nations Unies en matière des droits humains et entreprises, de l’Accord de Paris et des conventions internationales au niveau environnemental, avant de se lancer dans des campagnes de sensibilisation nationale. Dans le cadre du développement d’une finance durable, il ne s’agit pas de créer une niche supplémentaire au niveau du secteur financier mais bien d’entamer une vraie transition de ce secteur au service d’une économie réellement durable.

Contacts  : Julian Bernstein, etika (+49 1578 15331 30), Martina Holbach, Greenpeace (+352 621233362), Jean-Louis Zeien, Commission Justice et Paix (+352 621 180 105)

L’enquête mentionné : The Great Green Investment Investigation. L’enquête a passé au crible 838 fonds européens classés comme fonds de l’article 9 ("fonds vert foncé") par leurs gestionnaires en vertu de la SFDR, afin d’identifier la présence d’entreprises du secteur de l’aviation et des combustibles fossiles. Près de 50 % des fonds analysés comprenaient au moins un investissement dans une entreprise de charbon, de pétrole ou de gaz.